Être ou ne pas être antiscientifique

Posted by kineblog on January 28, 2010

Exhumation d’un texte qui traine depuis trop longtemps dans les méandres obscures de votre site de kiné préféré :
Extrait de La Recherche n°319 | 01/04/1999
« Dans le temple de la science, il y a plus d’une chapelle » (Albert Einstein)

Être ou ne pas être antiscientifique

L’ignorance des sociologues, des historiens et des philosophes des sciences contemporains quant à la vraie nature de la science n’aurait-elle d’égale que leur hostilité à son égard ? Au coeur de la « guerre des sciences », cette thèse fait l’impasse sur la très grande variabilité des discours, tenus par les scientifiques eux-mêmes, sur l’essence de leur activité. Leurs propos méritent davantage d’attention.

Dans l’actuelle « guerre des sciences », je ne suis nullement un officier du front. Si j’y ai joué un rôle quelconque, il a oscillé entre celui de simple soldat et de témoin attentif des opérations. Généticien de formation, je suis devenu, depuis de longues années déjà, historien et sociologue des sciences - la masse de mes travaux porte sur leur développement pendant le XVIIe siècle(1). Lors des plus forts pilonnages de la guerre des sciences, j’ai reçu quelques blessures légères par des éclats de shrapnell égarés mais, dans l’ensemble, les défenseurs de la science ont réservé leurs munitions à des cibles plus en vue que moi. La plupart du temps, on m’a laissé continuer mon travail et réfléchir à ce conflit d’un point de vue relativement neutre.

A première vue, les hostilités ont été déclenchées par les assertions émises sur la science par certains sociologues, historiens de la culture et autres philosophes (dans mes travaux universitaires, les distinctions entre ces catégories - et entre les sous-catégories qui les constituent - sont en général cruciales, mais je les confondrai ici la plupart du temps). Par commodité, je désignerai les propositions portant sur la science par le terme de métascience. Et, comme il est de première importance de clarifier les enjeux, voici une liste de quelques assertions métascientifiques parmi les plus provocantes et les plus discutées :

1. Il n’existe rien que l’on puisse appeler la « méthode scientifique ».

2. Les sciences actuelles vivent au jour le jour ; elles ressemblent bien plus à de la spéculation boursière qu’à une quête de la vérité sur le monde.

3. De nouvelles connaissances ne font pas partie de la science tant qu’elles ne sont pas socialisées.

4. On ne peut jamais assigner de réalité indépendante, au sens habituel du terme en physique, aux phénomènes observés, pas plus qu’à l’observateur.

5. La base conceptuelle de la physique est une libre invention de l’esprit humain.

6. Les scientifiques ne découvrent pas d’ordre dans la nature, ils y en mettent.

7. La science ne mérite pas la réputation de totale objectivité qu’elle s’est acquise auprès de beaucoup de gens.

8. L’image du scientifique doté d’un esprit ouvert, pesant le pour et le contre dans ses données, est une fameuse baliverne.

9. La physique moderne repose sur plusieurs articles de foi intrinsèques.

10. La communauté scientifique tolère certaines légendes dépourvues de fondement.

11. A tout moment de l’histoire, ce qui passe pour une explication scientifique acceptable est à la fois socialement déterminé et socialement fonctionnel.

Ai-je déjà abusé de votre patience ? Je suis en effet persuadé que vous n’avez que trop lu ce genre d’opinions, typiques des écrits des sociologues des sciences et de leurs compagnons de route universitaires. Et vous connaissez probablement aussi les réactions indignées de nombreux scientifiques, convaincus que de telles assertions procèdent de l’hostilité de leurs auteurs à l’égard de la science, voire de leur ignorance quant à sa véritable nature. D’après ces scientifiques, la science et le rationalisme sont assiégés par les barbares. Dans ces conditions, s’abstenir de dénoncer ces opinions pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire de pures sornettes, met en danger la science en tant qu’institution, ainsi que sa place dans notre société. Les scientifiques ont donc un devoir impérieux : prendre position contre l’ignorance et la malveillance que véhiculent ces assertions, traquer leurs auteurs « suppôts de l’antiscience », et rétablir la vérité sur la nature de la science(2)( I) .

Seulement, voilà, j’ai un aveu à faire : vous venez d’être victime d’un nouveau canular ! Aucune des onze assertions que je viens de citer - ou de paraphraser très légèrement - n’est due à la plume d’un sociologue ou d’un spécialiste des études culturelles, encore moins à celle d’une féministe ou d’un théoricien marxiste. Chacune d’elles a été énoncée par de distingués scientifiques de notre XXe siècle, dont plusieurs Prix Nobel (voir la liste des sources exactes dans l’encadré plus loin ) .

Ping-pong intellectuel . Est-ce pour faire le malin à peu de frais que j’ai employé cette astuce ? Pour retourner l’accusation à ses envoyeurs et entamer une partie de ping-pong intellectuel ? Cela y ressemblerait fort si j’en restais là. Or, j’entends faire une observation à la fois fondée et, je l’espère, constructive. Elle est très simple : pratiquement toutes ces assertions qui ont récemment provoqué de si violentes réactions ont aussi été exprimées, de façon intermittente mais répétée, par des scientifiques eux-mêmes. Et même par de nombreux scientifiques de maintes disciplines, sur une longue période et dans des contextes très divers(3).

Par conséquent, on peut être sûr que l’objet de la polémique ne réside pas dans le contenu de ces assertions. Celles-ci ne découlent pas davantage de l’ignorance ou de l’hostilité de leurs auteurs. C’est plutôt leur origine qui est en cause, avec les motivations qu’on peut attribuer - de façon plausible, même si c’est souvent à tort, voire injustement - à ceux qui les lancent. Pour en faire la preuve, j’ai remplacé, dans les citations ci-dessus, ce qui était un « nous » dans l’original par « les scientifiques » ou par « ils ». Nous voici à présent en terrain balisé, celui de la vie quotidienne : les membres d’une famille peuvent se permettre de tenir, sur les affaires familiales, des propos qui seraient malvenus de la part d’un étranger. Question de convenances, non de vérité ou d’exactitude. Certaines descriptions, pour la seule raison qu’elles viennent de personnes dépourvues des titres moraux et intellectuels requis, sonneront toujours comme des critiques injustifiées.

Intentions . De fait, en exprimant une opinion d’ordre métascientifique - qu’elle soit élogieuse ou critique -, les membres de la famille scientifique ont souvent un objectif à portée familiale : prescrire (ou proscrire) tel ou tel comportement. D’où leur tendance à présupposer chez les étrangers, qui n’ont pas les mêmes titres à le faire, des visées identiques. Il semble en effet qu’il soit difficile, pour des scientifiques, de comprendre que la description, ou l’interprétation, de la science puisse relever d’autre chose que de la prescription ou de l’évaluation codifiées. Prendront-ils conscience que, parfois, il ne s’agit ni de leur expliquer ce qu’ils doivent faire, ni de départir la bonne science de la mauvaise, ni de porter un jugement de valeur sur la science dans son ensemble ?

Au fond, les membres de la famille scientifique ont du mal à discerner une intention pure ment naturaliste dans un discours sur la science. Ce luxe ne leur est pas immédiatement accessible. Ainsi, certains sociologues soutiennent que les représentations scientifiques sont des « constructions sociales ». Certains scientifiques y lisent - à tort dans la plupart des cas, et notamment en ce qui me concerne - une restriction implicite, et donc que la science est une pure construction sociale. Pour eux, l’assertion que la science est socialement construite serait donc une façon de dévaloriser les propositions scientifiques en déniant qu’elles s’appliquent au monde naturel. Or, les sociologues des sciences, notamment les auteurs de l’école d’Edimbourg si sévèrement critiqués par Steven Weinberg et ses collègues, ont insisté à maintes reprises pour réfuter ce procès d’intention. David Bloor, par exemple, a écrit: « A ucune sociologie cohérente ne s’aviserait de présenter nos connaissances actuelles comme une fantaisie déconnectée de notre expérience et du monde qui nous entoure » (4) . Pour Barry Barnes: « ß/I Ißl existe bel et bien, “là-bas”, un monde, une réalité, source de toutes nos perceptions (5) » . Pourquoi les défenseurs de la science persistent-ils à ne pas voir ce qui est sous leur nez ? A la vérité, je n’ai pas encore trouvé d’explication satisfaisante…

Pourtant, que font les scientifiques eux-mêmes lorsqu’ils « déconstruisent » une théorie scientifique de leur domaine ? Ils l’identifient à un pur désir pris pour une réalité, à une pure mode, à une pure construction sociale. Mais ils le font pour faire de la science, pour trancher le vrai du faux dans la portion du monde naturel dont ils s’occupent. Il est rare qu’ils le fassent avec ce qu’on pourrait appeler une « intention disciplinaire », celle de décrire et d’interpréter pour elle-même la nature de la science. Voilà probablement l’une des raisons majeures de nos incompréhensions mutuelles. Nos intentions disciplinaires sont très différentes, dans leurs possibilités comme dans leurs buts et leurs valeurs.

Telle est la première leçon à tirer de mon petit canular. A mes yeux, ce n’est pourtant pas la plus importante. Il est bien plus intéressant d’observer que les assertions métascientifiques des scientifiques peuvent varier dans de très larges proportions. J’en ai choisi tout à l’heure quelques-unes qui entraient en résonance avec les descriptions des sociologues. Mais il y en a d’autres, évidemment. Sur le terrain métascientifique, les scientifiques s’opposent fréquemment entre eux, tout comme ils peuvent, à l’occasion, s’opposer aux sociologues.

Diversité . Par exemple, certains scientifiques prétendent que la science est une entreprise réaliste. D’autres soutiennent le contraire : pour eux, la science est une pratique phénoménologique, instrumentale, pragmatique ou conventionnelle. Ainsi, Max Planck identifie la tendance endémique à « postuler l’existence d’un monde réel » , au sens métaphysique, comme constitutive de l’« élément irrationnel dont les sciences exactes ne pourront jamais se débarrasser » . Pour lui, « le fier nom de science exacte ne doit autoriser personne à sous-estimer l’importance de cet élément d’irrationalité ». Le chimiste Michael Polanyi a dit à peu près la même chose(6). Selon le physicien théoricien J. Robert Oppenheimer, les profanes risquent de trouver agaçante la réticence des scientifiques à utiliser des mots comme « réel » ou « définitif » : l’utilisation de telles notions relèverait d’une forme de métaphysique, alors que la science, selon lui, est une « activité non métaphysique (7) ». Toutes ces prises de position ne cadrent pas vraiment avec la récente provocation de Steven Weinberg : « Pour moi, en tant que physicien, les lois de la nature sont réelles dans le même sens (quel qu’il soit) que les cailloux du chemin( I) . » On le voit, l’accord entre les physiciens est loin d’être acquis.

En outre, certains scientifiques, en affirmant que la science est une entreprise réaliste, veulent faire comprendre qu’ils adoptent cette position philosophique selon laquelle les entités théoriques renvoient à des existants du monde. D’autres semblent se référer à cette sorte de réalisme robuste qui relie un ensemble de sciences aux pratiques de la vie quotidienne (« quand je dis qu’il y a une table devant moi, je me réfère à un existant matériel réel, indépendant de mes souhaits ou de mon discours sur lui » ) . Les scientifiques ne précisent pas toujours quel type de réalisme ils défendent ou rejettent dans leurs prises de position métascientifiques. Pour certains d’entre eux, la science vise ou même parvient à une vérité universelle. Pour d’autres, les vérités de la science sont plurielles. Pour d’autres encore, la science n’est que « ce qui fonctionne », et la vérité des propositions scientifiques - ou même leur adéquation au monde - n’est pas leur problème : celui-ci se borne alors à « ce qui est le cas », voire à « ce qui semble être le cas selon le meilleur de nos connaissances et croyances actuelles ». D’après certains scientifiques, la science « touche à sa fin » - elle serait sur le point de s’achever, même s’il nous faut garder à l’esprit que l’on nous promet cet achèvement imminent depuis aussi longtemps que la science existe ! D’autres n’ont que mépris pour cette idée : selon eux, la science est une entreprise de résolution de problèmes sans fin prévisible, nos solutions actuelles engendrant de nouveaux problèmes, et ainsi de suite, indéfiniment(8).

Certains scientifiques nient l’existence d’une méthode scientifique particulière, formalisée et universellement applicable. D’autres l’affirment avec la même vigueur. Ces derniers, cependant, divergent sensiblement lorsqu’il faut dire en quoi consiste précisément cette méthode. Certains apprécient Francis Bacon, d’autres préfèrent René Descartes. Certains sont inductivistes, d’autres déductivistes, mais on trouve aussi des hypothético-déductivistes et des hypothético-inductivistes. Certains affirment - avec T.H. Huxley, Max Planck, Albert Einstein et bien d’autres - que la pensée scientifique est une forme du sens commun, procédant tout bêtement par inférence. Ainsi, selon Einstein: « La science tout entière n’est rien de plus qu’un raffinement de la pensée quotidienne(9). » D’autres, tel Lewis Wolpert, voyant là une marque d’ignorance ou d’hostilité, rejettent avec véhémence toute accointance entre la science et le sens commun. De toute façon, qu’ils soient favorables ou hostiles à ce rapprochement, bien peu font preuve d’une grande curiosité sur la nature du sens commun lui-même, subodorant que ce dernier pourrait bien être, lui aussi, hétérogène et protéiforme.

Vous en rêviez, ils l’ont trouvée : la Méthode scientifique ! Ou du moins la méthode d’une discipline donnée, intronisée reine des sciences, la plus authentiquement scientifique des sciences - en général, la physique, mais il y a des exceptions. Demandez, par exemple, à vos amis chercheurs, l’un après l’autre, d’écrire noir sur blanc ce qu’ils croient être la méthode scientifique ou la méthode formelle qu’ils mettent en oeuvre dans leur pratique personnelle (interdisez-leur de collaborer entre eux et de jeter un coup d’oeil à un texte de philosophie des sciences !). Certains auront entendu parler de Karl Popper, de Thomas Kuhn ou de Paul Feyerabend, et auront peut-être leurs préférences parmi ces trois auteurs. Beaucoup n’en auront probablement pas. Pourquoi en auraient-ils ? Mais, à supposer qu’ils en aient une, demandez-leur de coucher par écrit ce qu’ils pensent être la position de leur philosophe favori sur la méthode scientifique. Il se pourrait bien que vous ne découvriez pas grand rapport entre ce qu’ils auront écrit et les définitions que les sociologues et philosophes professionnels donnent du poppérianisme ou du kuhnisme. D’autant que ces derniers ne sont pas tous d’accord sur ce qu’ils estiment que Popper ou Kuhn ont réellement dit(10) !

Méthode . Pour parler de la méthode scientifique, on peut aussi se reporter aux sources de notre répertoire culturel. Peu de vos amis chimistes ou biologistes - du moins ceux issus de l’enseignement anglo-saxon - auront suivi des cours de méthode scientifique. En revanche, la plupart de vos amis psychologues ou sociologues auront subi une immersion complète dans cette méthode qui, au sein de leurs disciplines, est présentée comme une copie du modèle formel des sciences naturelles. Mais la relative faiblesse de la formalisation méthodologique des sciences naturelles ne serait-elle pas en partie responsable de leur énorme succès ? C’est en tout cas une idée qui mérite réflexion. C’était, par exemple, l’opinion du physicien Percy Bridgman : « Il me semble qu’il y a beaucoup de bla-bla autour de la méthode scientifique. Je me risque à penser que ceux qui en parlent le plus sont ceux qui en font le moins. La méthode scientifique, c’est ce que les scientifiques font dans leur travail, pas ce que d’autres ni eux-mêmes peuvent en dire. Un scientifique au travail, quand il prépare une expérience de laboratoire, ne se demande pas s’il est vraiment scientifique, et sa méthode en tant que telle ne l’intéresse pas . […] Le scientifique à l’ouvrage est bien trop pressé d’entrer dans le vif du sujet pour s’appesantir en généralités. […] La méthode scientifique est quelque chose dont parlent des gens étrangers à la science, et qui se demandent comment le scientifique s’y prend (11) . »

Quant au problème de l’identité conceptuelle de la science, la situation n’est pas très différente. La science est-elle un concept unifié ? Une des formules préférées des scientifiques qui partagent cette idée renvoie au matérialisme et au réductionnisme matérialiste qui, « en dernière analyse », est constitutif de la science. Cependant, les scientifiques de tournure d’esprit mathématique ou structuraliste rejettent à la fois le matérialisme et le réductionnisme. Et de leur côté, les biologistes persistent à se demander par intermittence s’il n’existerait pas un mode de pensée et un niveau d’analyse spécifiquement biologiques. A peine l’entomologiste E.O. Wilson annonce-t-il un nouveau programme d’unification des sciences naturelles et humaines - ou plutôt une réactivation de ce programme - que d’autres scientifiques entrent en rébellion contre le réductionnisme, contre l’idée que « le tout est la somme de ses parties » ou contre ses manifestations locales en biologie moléculaire, voire affirment que ce qui était autrefois une quête de la compréhension a dégénéré aujourd’hui en une recherche réductionniste et superficielle d’explications : pour eux, le réductionnisme matérialiste ne fait que témoigner du passage d’un âge d’or intellectuel à un âge de fer scientifique(12).

Rêves d’unité . L’unification conceptuelle des sciences naturelles et humaines sur la base d’un matérialisme réductionniste rigoureux est une aspiration ancienne. Mais aucune tentative n’a jamais emporté - ni n’emporte aujourd’hui - l’assentiment unanime des scientifiques. Dans un large ensemble de sciences naturelles - dont la biologie est sans doute l’exemple le plus clair -, on rejette l’unification réductionniste, parfois violemment. Dans d’autres, la question ne se pose même pas. Y parvenir est peut-être le rêve de certains, mais ce n’est le métier de personne.

Que conclure de cet ensemble d’observations ? La première conclusion pourrait être que, parmi ces assertions contradictoires, un sous-ensemble - disons, ma première série de citations - est irrémédiablement erroné, tandis que les assertions contraires seraient exactes. Ce n’est pas ce que je soutiendrais. M’y hasarder serait affirmer que P. Medawar, M. Planck et A. Einstein ne savent pas ce qu’ils disent - à l’instar des sociologues dont les assertions ressemblent de si près aux leurs. Mais, qui sait, j’ai peut-être commis le péché d’avoir cité ces auteurs hors contexte ? Nul ne devrait citer tendancieusement hors du contexte, même si citer Peter Medawar hors contexte à propos de la méthode scientifique est sans doute moins grave que - pour prendre un exemple au hasard - citer Steven Shapin hors contexte à propos du rôle de la confiance dans la science du XVIIe siècle. L’oeuvre de Medawar s’en verrait moins sérieusement mise à mal que la mienne. Reste qu’il est malvenu de citer hors contexte, ça l’est de la part des sociologues quand ils parlent de science ou de métascience, comme de la part des scientifiques quand ils parlent de sociologie des sciences. Quoi qu’il en soit, j’affirme que mes citations du début contiennent à mon avis une bonne part de vérité - moyennant quelques précisions que j’apporterai dans un moment.

Deuxième conclusion possible : nous ferions mieux d’ignorer toute assertion métascientifique émanant d’un scientifique en activité. Je peux, là encore, citer en faveur de cette idée - au risque d’introduire dans mon raisonnement un paradoxe crétois - plusieurs éminents scientifiques. Einstein lui-même nous avertit : « S i vous désirez découvrir quoi que ce soit sur les méthodes utilisées par les physiciens théoriciens, je vous avise de vous tenir strictement à un seul principe : n’écoutez pas ce qu’ils disent, mais fixez votre attention sur leurs actes . » Et il ajoute : « On a souvent dit, et non sans quelque raison, que l’homme de science est un piètre philosophe (13). » Donc, à suivre Einstein, on serait tenté de tenir ce genre de propos : « Les plantes font de la photosynthèse ; les biochimistes sont experts en la façon dont les plantes font de la photosynthèse ; ceux qui pensent sur la science sont experts en la façon dont les biochimistes sont experts en la façon dont les plantes font de la photosynthèse . » Chez Esope , le mille-pattes est très doué pour coordonner les mouvements de toutes ses pattes, mais nettement moins pour expliquer comment il s’y prend - ce qui ne lui fait d’ailleurs ni chaud ni froid. Et ça ne devrait faire ni chaud ni froid au scientifique si sa réflexion systématique sur son propre travail n’est pas vraiment géniale : ce n’est pas là son métier. (Comme on le sait, la chute de la fable d’Esope est que le pauvre mille-pattes, poussé à réfléchir sur ce qu’il fait, finit par s’enrouler en tas, complètement tourneboulé.) De ce point de vue, Kuhn ne fait que suivre Esope.

Amateurs et professionnels . Mais je n’insisterai pas plus longtemps sur cette conclusion - même si elle ne manque pas de pertinence. En effet, je ne vois pas ce qui empêcherait certains scientifiques - peut-être peu nombreux, étant donné les problèmes de temps posés par leurs autres centres d’intérêt - d’être aussi forts en métascience que les professionnels en cette matière, ni ce qui obligerait lesdits professionnels à tenir pour négligeables leurs opinions d’amateurs. Réciproquement, les métascientifiques professionnels - sociologues, historiens et philosophes - ne sont pas non plus forcés d’admettre que les scientifiques en activité connaissent mieux la science qu’eux-mêmes. Naturellement, ils seront bien avisés de respecter l’expertise propre des scientifiques et de s’assurer, en traitant un sujet où elle entre en jeu, de ne pas dire de bêtises - éviter, par exemple, de dire sur la photosynthèse ou sur la biochimie végétale des choses dont le consensus des experts praticiens permet de démontrer le caractère erroné.

Arrêtons-nous un instant sur cette question qui sent peut-être le soufre de la provocation : pourquoi les sociologues, historiens et philosophes ne sont-ils pas forcés d’admettre en bloc que les scientifiques connaissent mieux la science qu’eux ? Parce que connaître la biochimie végétale contemporaine n’est pas forcément la même chose que connaître « la science » ! Il existe à l’heure actuelle de nombreuses sciences, et bien d’autres ont existé dans le passé, y compris maintes versions de la biologie végétale. Qui peut prétendre que l’historien ou le sociologue, nanti d’un savoir substantiel sur ces diverses sciences, connaît moins la science que le spécialiste de biochimie végétale qui sait peu de chose en ces matières, voire n’y connaît rien du tout ?

Pourtant, mon idée n’est pas de renverser l’accusation et de claironner que j’en sais plus sur la science que mon ami biochimiste. En fait, je ne sais pratiquement rien de la photosynthèse, en dehors de ce que j’ai appris en première année de faculté sur la physiologie végétale et sur la biologie cellulaire. Ce serait de ma part une faute morale et une marque de négligence intellectuelle de me prononcer sur l’état des connaissances dans cette partie de la science actuelle. Inversement, je suis en droit de me sentir un peu froissé quand des scientifiques, encore plus incompétents sur le sujet que je ne le suis en biochimie végétale contemporaine, viennent me donner des leçons sur la chimie des gaz au XVIIe siècle !

Il va sans dire que respecter l’exactitude des faits est vital, quel que soit le sujet que l’on traite. Cette obligation générale et absolue s’applique aux sociologues et historiens quand ils écrivent sur certains aspects de la science. Elle s’applique tout autant aux scientifiques quand ils écrivent sur la sociologie et l’histoire des sciences. En même temps, il faut tenir compte de nos faiblesses humaines et professionnelles… Avant de prêter aux autres les plus basses motivations et un suprême degré d’incompétence, une picoseconde de réflexion ne ferait pas de mal. Bien sûr, il se produit des travaux médiocres en sociologie. Certains scientifiques admettent publiquement que cela existe également dans leurs propres disciplines. D’où qu’elle vienne, la médiocrité est inexcusable. Mais nous devrions aussi nous laisser un peu de marge les uns aux autres. Puisque l’erreur est humaine, la probabilité de se tromper sur les intentions d’autrui est aussi grande que celle d’avoir commis de grosses bourdes ou d’avoir cédé à l’hostilité entre disciplines. Avant de se montrer du doigt dans la presse ou du haut d’une tribune, nous devrions essayer la discussion au bistrot. Résultats probables : baisse de la tension artérielle et assainissement de la culture publique !

Enfin, comme je l’ai suggéré tout à l’heure, les assertions métascientifiques des scientifiques, quand elles critiquent ou défendent des théories, des programmes ou des disciplines, s’inscrivent souvent dans le cadre propre d’une science « en action ». Elles n’expriment peut-être pas des intentions descriptives et interprétatives, mais sont des outils pour prescrire ce qu’il faut faire ou croire, dans la science en général ou dans une discipline ou sous-discipline donnée. Sous cet angle, prendre au sérieux ces assertions n’est pas, pour les spécialistes des études scientifiques, une simple possibilité, mais une exigence. Car elles sont alors constitutives du sujet que le sociologue ou l’historien entend décrire et interpréter.

Les principales conclusions auxquelles je veux en venir concernent à la fois la variabilité des assertions métascientifiques des scientifiques et la nature de leur relation avec ce qu’on pourrait appeler « la science elle-même ». Je veux dire - parlant là encore sous l’autorité d’Einstein et de Planck - que la relation entre une assertion métascientifique et l’ensemble des pratiques et croyances scientifiques concrètes est toujours hautement problématique. « Dans le temple de la science, il y a plus d’une chapelle(14) », disait Einstein. L’unité de la science fait partie de l’héritage méthodologique de la modernité, légué par les pères fondateurs du XVIIe siècle. Toute formulation métascientifique cohérente et systématique - qu’elle soit d’ordre méthodologique ou conceptuel - est censée capturer l’« essence » de la science. Mais si l’idée de l’unification des sciences garde pour certains un attrait irrésistible, aucun programme y visant ni aucune définition de l’« essence » de la science n’emporte l’adhésion d’une majorité de scientifiques. Selon moi, tout le problème est là.

Que se passe-t-il alors si l’on se range à l’opinion de nombreux scientifiques - et, incidemment, d’un nombre croissant de philosophes(15) - que les sciences sont aussi nombreuses que variées, et qu’aucune définition cohérente et systématique d’une « essence » propre de la science ne peut rendre justice à la diversité concrète des pratiques ? Cela pourrait bien modifier notre appréciation de la variabilité des assertions métascientifiques. Car on est alors tenté de dire - à l’instar de Lessing, dans Nathan le Sage - que, comme chacune des grandes religions, différentes positions métascientifiques sont valables pour différents types, stades ou circonstances des pratiques que nous appelons scientifiques. Ou bien que les différentes positions métascientifiques appartiennent de façon contingente aux pratiques dont elles visent à rendre compte - à la manière d’idéaux, de normes ou de postures stratégiques attirant l’attention sur des alliances possibles ou souhaitables. Elles peuvent être vraies ou appropriées pour une science, mais non pour la science en général - tout simplement parce que aucune formule cohérente et systématique ne peut être vraie ou appropriée pour la science en général.

Ici et là . En effet, pourquoi devrait-on s’attendre qu’une assertion métascientifique quelconque s’applique à la fois aux particules physiques (lesquelles ?), à la physiologie de la reproduction des vers marins et aux personnes qui surveillent actuellement l’état de la faille géologique de Rose Canyon passant sous ma maison, ici, à San Diego ? Certaines assertions métascientifiques peuvent être vraies d’une série de pratiques scientifiques dans des temps, des lieux et des contextes culturels donnés ; mais c’est ce qu’on doit découvrir, et non pas présumer.

La reconnaissance de la diversité des assertions métascientifiques rend la relation entre science et métascience problématique, au mieux contingente. On devrait donc avoir le droit de contredire toute narration métascientifique, quelle qu’elle soit, sans que cela soit compris comme une opposition à la science. Si la science est aussi distincte de la philosophie que le prétendent certains défenseurs de la science, leur contrariété devant les critiques adressées à leur philosophie favorite est tout à fait incompréhensible(16). Les sciences naturelles possèdent dans notre culture une immense autorité. De ce point de vue, la philosophie des sciences est plutôt moins bien lotie. A coup sûr, identifier la défense des sciences à celle d’une philosophie particulière est au moins une erreur tactique, surtout quand il s’agit de promouvoir une version abandonnée par les philosophes eux-mêmes.

Dans ces conditions, que signifierait être véritablement antiscientifique ? Au point où nous en sommes, on peut en tout cas énoncer plusieurs manières cohérentes et efficaces de ne pas l’être. On ne peut pas être contre la science parce qu’on n’aime pas sa méthode censée être unifiée et universellement efficace. On ne peut pas être contre la science parce qu’on la trouve fondamentalement matérialiste ou réductionniste. On ne peut pas être contre la science parce qu’elle s’apparente à une rationalité instrumentale, ou parce qu’on y décèle de l’irrationalité. On ne peut pas être contre la science parce qu’on la voit comme une entreprise réaliste ou comme une entreprise phénoménologique. On ne peut pas être contre la science parce qu’elle paraît violer le sens commun, ni parce qu’on l’identifie à une forme du sens commun. On ne peut pas être contre la science parce qu’on la considère dotée d’un caractère fondamentalement hégémonique, ou bourgeois, ou masculin. Et, naturellement, on ne peut pas non plus être pour la science pour aucune de ces raisons.

Je suis, comme certains de mes collègues historiens et sociologues des sciences, un relativiste méthodologique. Cela signifie que je soutiens, sur la base de travaux tant empiriques que théoriques, que les normes utilisées par les différents groupes de praticiens dans l’évaluation des assertions énonçant des connaissances sont liées au contexte. En ce qui concerne la méthode scientifique, comme Peter Medawar et maints scientifiques, je suis donc un sceptique. En outre, ces mêmes travaux me laissent croire que le monde naturel est extrêmement complexe, et que différentes cultures peuvent le classifier et le construire de manières profondément différentes mais toutes stables et cohérentes, chacune en fonction de ses buts et de son patrimoine culturel propre. D’aucuns qualifient cette position d’antiscientifique - et la jugent motivée par l’ignorance et l’hostilité. D’après eux, quiconque a si peu foi en la science devrait pousser sa logique jusqu’au bout, et traverser tranquillement la rue devant les voitures ou consulter les sorciers plutôt que les neurologues en cas de maux de tête.

L’argument est idiot, et tombe à plat. Mais il vaut quand même la peine de l’analyser. Oui, je ne me jette pas sous les voitures et je consulte un médecin en cas de besoin. Qu’est-ce que cela prouve ? Pas que mon relativisme méthodologique soit insincère, ni que je me sois contredit ; mais que ma réelle confiance en une série de pratiques scientifiques et techniques modernes découle de sources qui n’ont pas grand-chose à voir avec ma croyance en une série quelconque de narrations méthodologiques d’ordre métascientifique. J’ai une très grande confiance en la science, ce en quoi je suis un membre typique de notre culture commune. J’ai été dans les mêmes écoles qu’Alan Sokal, Paul Gross et Norman Levitt ; et nos environnements institutionnels respectifs sont bonnet blanc et blanc bonnet. En revanche, ma confiance dans une série de narrations métascientifiques générales sur la méthode scientifique comme garante de son efficacité est très réduite. Ma préférence pour les médecins plutôt que pour les sorciers ne prouve en réalité qu’une chose : les raisons de la confiance du public dans la science ont bien peu à voir avec des narrations métascientifiques, quelles qu’elles soient.

Confiance . Mes travaux universitaires contiennent-ils des assertions de caractère métascientifique ? Je continue en effet à en produire, même si, pour être honnête, je suis devenu un peu plus circonspect dans leur formulation à mesure que le temps passait. Mais je veux défendre ici leur pertinence et leur légitimité. Par exemple, je soutiens que la dimension sociale de la science est constitutive de celle-ci et, de plus, que la confiance est une condition nécessaire à la production et au maintien de la connaissance scientifique. Voilà une assertion métascientifique, censée s’appliquer à toutes les pratiques scientifiques que je connais ! Me serais-je pris à mon propre piège ? Je ne crois pas, pour la raison suivante. En énonçant de tels propos, je théorise les conditions nécessaires à toute espèce de connaissance : disons que je braconne sur les terres des sciences cognitives. En revanche, cela n’implique pas pour moi qu’il faille décider d’une essence unique de la science, qui vaudrait pour la zoologie des invertébrés, pour la sismologie et pour la physique des particules (de quelque version qu’il s’agisse), mais ne vaudrait pas pour la phrénologie, entre autres. Que j’aie tort ou raison en matière de « théorisation sur toute espèce de connaissance », je ne théorise pas sur une essence unique de la science. Et c’est ce qui nous intéresse ici.

J’en reviens à ma question : peut-on être antiscientifique ? Comme je l’ai dit, rejeter l’idée d’« essence de la science » ou rejeter telle ou telle narration métascientifique n’est pas un très bon moyen d’être antiscientifique. Et je ne vois pas non plus en quoi mon scepticisme quant à la méthode scientifique devrait m’affranchir le moins du monde de ma croyance en l’existence des électrons ou en la base biochimique de l’hérédité. Ceux qui seraient réellement hostiles à ce qu’ils prennent pour l’essence de la science partent du mauvais pied. Leur impact ne saurait être décisif. De toute façon, qui lit leurs écrits ? Pour corrompre la jeunesse d’Athènes, il faut d’abord avoir la jeunesse sous la main ; ensuite, il vous faut obtenir d’elle qu’elle lise vos écrits, les comprenne et y prête attention ; ensuite, il vous faut encore les persuader que vous avez raison - en opposition avec tout ce qu’on leur raconte par ailleurs. L’affaire est loin d’être acquise, ce que savent bien tous les enseignants qui travaillent dans la même direction que moi.

En revanche, être contre quelque chose de particulier en science est à la fois possible et légitime. Comment, par exemple ? Là encore, il est instructif d’écouter ce que certains scientifiques ont à dire. Ce qu’on peut entendre chez eux - sauf bien sûr chez les croisés de la guerre des sciences - n’est pas une défense en bloc de la science, ni évidemment une critique en bloc. Ce que l’on entend plutôt, ce sont des critiques précises de certaines tendances en science, ou dans certains domaines. Et ces critiques sont souvent aussi véhémentes que fondées.

Certains scientifiques sont aujourd’hui très critiques envers ce qu’eux-mêmes appellent la superficialité des programmes réductionnistes, la tyrannie abrutissante de la bureaucratisation de la science, la puissance d’attraction des modes scientifiques et l’appauvrissement qui s’ensuit de notre vision générale et de notre faculté d’imagination, l’hégémonie de la « grande science » sur la « petite », l’inadaptation du système de relecture par les pairs, et maintes autres maladies qu’ils diagnostiquent dans le corps scientifique contemporain. Certains de ces critiques de l’intérieur font appel à la métascience professionnelle, voire à l’histoire des sciences, en vue d’éclaircir comment on en est arrivé là, voire de trouver des moyens d’y porter remède. A vrai dire, beaucoup s’en abstiennent…

Rien de plus facile à dénicher que ces critiques internes. Les numéros récents des journaux de biologie en sont pleins. Les mémoires de scientifiques éminents, tels E.O. Wilson, Erwin Chargaff ou Richard Lewontin, constituent par exemple un riche filon. Il est d’ailleurs curieux - étant donné l’inanité, au fond, de la guerre des sciences - de voir le peu d’attention que les métascientifiques professionnels prêtent à cette contestation interne. A peine historiens et sociologues se sont-ils aperçus que ce sujet était de leur ressort. C’est certainement déplorable : si, comme je le suggère, être contre la science n’est être contre rien de bien précis en particulier, s’opposer au système actuel de relecture par les pairs ou à l’hégémonie de la Big Science a, au contraire, des implications importantes. Est-ce le rôle des sociologues et des historiens de prendre position dans ce genre de débats ? Personnellement, je ne le pense pas, même si je connais une poignée de sociologues qui ne sont pas d’accord avec moi. Mais ces débats sont autant d’occasions d’avoir des conversations sérieuses et intéressantes avec nos collègues scientifiques. Nous ne devrions pas passer à côté.

Citoyenneté . Enfin, nous ne devons pas oublier que les métascientifiques professionnels, tout comme les scientifiques professionnels, sont aussi des citoyens. Premier type de citoyenneté : beaucoup d’entre nous sont des membres d’institutions d’enseignement supérieur. Dans ce cadre, nul ne devrait exclure a priori, ni trouver attentatoire telle ou telle prise de position dans les débats sur la proportion de science à enseigner dans le cursus universitaire ou sur la manière dont on doit enseigner les matières scientifiques. Que l’on affirme - ce qui n’est pas mon cas ici - que le cursus obligatoire contient trop de science, ou que l’on suggère - ce qui est mon cas - que les dimensions philosophique, historique et sociale aient leur place dans le cursus scientifique, on devrait pouvoir le faire librement, sans avoir à se défendre de l’accusation d’être un suppôt de l’antiscience.

Second type de citoyenneté : nous payons tous notre part du soutien de l’Etat à la recherche scientifique. Nous devrions donc, de la même façon, nous sentir libres de dire, si tel est notre avis - et pour peu qu’il soit sérieusement étayé -, qu’un grand accélérateur de particules comme le Superconducting Supercollider coûte trop cher en regard des bénéfices attendus, qu’on dépense trop d’argent pour la recherche de traitements du sida et pas assez pour trouver un vaccin, que le gouvernement se trompe de priorités en investissant davantage en recherches sur le sida que sur la diarrhée des nourrissons, ou que tel ou tel programme soutenu par le gouvernement est trivial et dépourvu d’imagination. Là encore, on devrait avoir le droit de tenir ce genre de propos sans se faire enduire de goudron et de plumes parce qu’on serait un suppôt de l’antiscience. Certains scientifiques osent les dire en tant que tels, et certains citoyens peuvent souhaiter faire de même en tant que membres responsables de sociétés démocratiques. Ils doivent être libres de le faire, et non réduits par intimidation à un silence déférent.

Ma vraie crainte, si les choses devaient continuer comme elles ont commencé, est que la guerre des sciences sonne le glas non pas de la sécurité de l’emploi des sociologues des sciences, mais du débat public, libre, ouvert et informé sur la santé de la science actuelle. Santé de la science qui dépend, en dernier ressort, de ce débat.

(1)Léviathan et la pompe à air : Hobbes et Boyle entre science et politique, trad. Thierry Piélat, Paris, La Découverte, 1993 ; écrit en collaboration avec Simon Schaffer, édition originale 1985. La Révolution scientifique, trad. Claire Larsonneur, Paris, Flammarion, 1998. A Social History of Truth : Civility and Science in Seventeenth-Century England , Chicago, University of Chicago Press, 1994. Et Science Incarnate : Historical Embodiments of Natural Knowledge , Chicago, University of Chicago Press, 1998, édité en collaboration avec Christopher Lawrence ; « Here and everywhere : sociology of scientific knowledge », Annual Review of Sociology, 21 , 289, 1995 ; « Cordelia’s love : credibility and the social studies of science », Perspectives on Science, 3 , 255, 1995 ; « Rarely pure and never simple : talking about truth », Configurations, 7 ,1,1999.

(2)Lewis Wolpert, The Unnatural Nature of Science : why science does not make (Common) Sense , London, Faber & Faber, 1992 ; Paul R. Gross et Norman Levitt, Higher Superstition : the Academic Left and its Quarrels with Science , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994 ; Paul R. Gross, Norman Levitt et Martin W. Lewis (éds), The Flight from Science and Reason , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997 ; Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, Paris, 1997; Steven Weinberg, Bulletin of the American Academy of Arts and Sciences, 49 , 51, 1995.

(3)M. Beller, « The Sokal Hoax : at whom are we laughing ? », Physics Today, 29, 1998 ; M. Beller, Science in Context, 10 , 13, 1997.

(4)David Bloor, Knowledge and Social Imagery, 2e éd., Chicago, University of Chicago Press, 1991, p. 33.

(5)Barry Barnes, Interests and the Growth of Knowledge , London, Routledge & Kegan Paul, 1977, pp. 25-26. Voir aussi Barry Barnes, « Realism, relativism and finitism », dans Cognitive Relativism and Social Science, Diederick Raven et al. (éds), New Brunswick, NJ, Transaction, 1992, p. 131-147.

(6)Max Planck, Autobiographie scientifique et derniers écrits, Flammarion, Paris, 1991 ; voir aussi Michael Polanyi, Personal Knowledge : towards a Post-Critical Philosophy , Chicago, University of Chicago Press, 1958.

(7)J. Robert Oppenheimer, La Science et le bon sens, Gallimard, Paris, 1963.

(8)« Resolved : Science is at an end. or is it ? », The New York Times , 10 novembre 1998, D5. Pour des idées pertinentes sur le sujet, voir Steven Weinberg, Le R êve d’une théorie ultime, Odile Jacob, Paris, 1997 ; John Horgan, The End of Science : Facing the Limits of Knowledge in the Twilight of the Scientific Age , Reading, Mass., Helix Books, 1996 ; John Maddox, What Remains to be discovered ? New York, Free Press, 1998 ; et Gunther Stent, The Coming of the Golden Age : a View of the End of Progress , Garden City, N.Y. : The Natural History Press, 1969. Pour un commentaire historique des faire-part récurrents annonçant la fin de la science, voir Simon Schaffer, « Utopia unlimited : on the end of science », Strategies, 4-5 , 151, 1991.

(9)Albert Einstein, Ideas and Opinions , New York, Crown Publishers, 1954, p. 319. Thomas Henry Huxley, « On the Educational value of the natural history sciences », dans T.H. Huxley, Collected Essays, vol. III. « Science and education : essays », New York, D. Appleton, 1900 ; (édition originale 1854), pp. 38-65, et p. 45.

(10)Michael J. Mulkay et G. Nigel Gilbert, Philosophy of the Social Sciences, 11 , (1981), 389, 1981 ; voir Michael J. Mahoney, Social Studies of Science, 9 , 349, 1979 ; et Michael J. Mahoney et B.G. DeMonbreun, Cognitive Therapy and Research, 1 , 229, 1977.

(11)P.W. Bridgman, Reflections of a Physicist, 2e éd., New York, Philosophical Library, 1955, p. 81.

(12)Edward O. Wilson, Consilience : The Unity of Knowledge , New York, Alfred A. Knopf, 1998. Robert G. Shulman, The FASEB Journal, 12 , 255, 1998 ; Ernst Mayr, Qu’est-ceque la biologie ? Fayard, Paris, 1998 ; Erwin Chargaff, Essays on Nucleic Acids , Amsterdam, Elsevier, 1963 ; Chargaff, Heraclitean Fire : Sketches from a Life before Nature , New York, The Rockefeller University Press, 1978 ; Richard C. Lewontin, Biology as Ideology : the Doctrine of DNA , New York, HarperPerennial, 1993. Jerry Fodor, London Review of Books, 20 , n° 21 du 29 octobre 1998, 3, p. 6.

(13)Einstein, Ideas and Opinions, p. 296 et 318.

(14)Einstein, Ideas and Opinions, p. 224.

(15)John Dupré, The Disorder of Things : Metaphysical Foundations of the Disunity of Science , Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1993.

(16)Pour Steven Weinberg par exemple, une bonne partie de la philosophie des sciences « n’a rien à voir avec la science », Dreams of a Final Theory, p. 167.

source

Trackbacks

Use this link to trackback from your own site.

Comments

You must be logged in to leave a response.